martes, 2 de junio de 2020

La présence pure | Christian Bobin


Un peu avant six heures du soir, je raccompagne mon père dans le réfectoire de la maison de long séjour. La plupart des pensionnaires ont déjà été rassemblés dans cette pièce, certains depuis une demi-heure. Ils se font face, à quatre ou six par table. Leurs yeux sont éteints. Il ne se parlent pas. Quelques-uns ont le corps recourbé sur leur assiette vide, comme des poupées à la tête cassée. Le mot « enfer » plane dans cette pièce. C’est un mot très précis. C’est le seul qui puisse dire ce lieu, cette heure et ces gens. Deux biens sont pour nous aussi précieux que l’eau ou la lumière pour les arbres : la solitude et les échanges. L’enfer est le lieu où ces deux biens sont perdus. Mon père entame parfois une colère au seuil du réfectoire. Il refuse d’avancer comme s’il pressentait que plus rien ne le détachera de cette communauté morte – que sa mort personnelle. Sa colère tombe quand il découvre les visages de ceux qui partagent sa table, toujours les mêmes. Il les a côtoyés toute la journée et il leur serre longuement la main, chaque soir avant de se mettre à table, comme s’il les retrouvait après une longue absence. Ils répondent à sa poignée de main en souriant faiblement : même en en enfer la vie peut ressurgir une seconde, venue on ne sait d’où, intacte. Il suffit d’un geste.

Photo : Rembrant

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